Hergé et la Suisse

 
 
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« Je connais votre pays pour y avoir séjourné souvent »

 
 

Voici ce que confiait Hergé à un journal romand au moment des cinquante ans de Tintin. Il n’exagérait pas : du routier adolescent au touriste d’âge mûr, Georges Remi, de son vrai nom, a en effet arpenté la Suisse de long en large, l’a parcourue par monts et par vaux et l’a élue comme l’un de ses lieux de villégiature favoris. De 1922 à 1982, l’autre petit pays lui a même servi d’exutoire, dans les jours heureux comme aux heures les plus noires.

 
 
 

Un attrait continu pour la Suisse

À l’âge de quinze ans, l’expérience fondatrice d’un camp scout dans l’est du pays lui a permis de s’initier au monde et d’exercer un talent naissant pour le dessin. À la fin des années quarante, de fréquentes fugues au bord du Léman deviennent le signe autant que le remède d’un lancinant malaise existentiel et artistique. Ce n’est donc pas un hasard s’il installe l’album suivant cette période troublée, L’Affaire Tournesol, dans des lieux qui auraient pu marquer la fin de son œuvre : Georges, ayant terrassé le dragon de la dépression, semble y clamer le retour triomphant d’Hergé. Rappelant à l’envi qu’il avait réalisé à cette occasion ses premiers repérages in situ, il en fera même le pivot d’un renouvellement profond dans sa méthode de travail, désormais structurée par l’organisation de ses Studios, et dans l’esthétique qui en découle, où le réalisme l’emporte progressivement sur la fantaisie.


C’est dire combien la Suisse, cette terre d’accueil et parfois d’écueils, a accompagné l’homme dans son cheminement personnel et nourri l’artiste dans sa création. Elle n’aura certes pas été une seconde patrie pour lui, mais l’ensemble de sa carrière comme de sa vie privée s’y imprime comme en pointillés. Relier entre eux chacun de ces points de contact, chacune de ces rencontres, fait émerger de l’homme et de l’artiste un portrait nuancé, bien éloigné des discours convenus sur le père de Tintin. À travers ses réverbérations helvétiques s’éclaire la personnalité complexe de Georges Remi dit Hergé, de même que s’esquisse le rapport entre son existence et sa création.

 
 
 

Chronologie

 
 
 
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1907

22 mai : naissance de Georges Remi en région bruxelloise.

1922

Découverte de la Suisse lors d’un voyage avec les scouts. Ce premier déplacement hors de Belgique lui donne l’occasion d’aiguiser son talent naissant pour le dessin : il réalise de nombreux croquis et, une fois de retour, illustrera le récit du camp.

1924

Georges Remi inverse les initiales de son nom pour former son pseudonyme: « Hergé ».

1929

10 janvier : début de Tintin au pays des Soviets, la première aventure du reporter, dans l’hebdomadaire belge pour enfants Le Petit Vingtième. Les histoires créées par Hergé paraîtront toujours dans la presse avant d’être publiées en albums.

1932

Début de la collaboration avec l’hebdomadaire suisse L’Écho illustré, qui durera plus de cinquante ans. La Suisse est ainsi le deuxième pays, après la France, où s’exporte l’œuvre d’Hergé. Les premières années, le héros y devient le « reporter suisse Tintin de L’Écho illustré » et présente aux petits Congolais « votre patrie la Suisse » ! De telles adaptations poussent Hergé à estomper le caractère belge de son personnage et à l’universaliser.

1935

Fin du Lotus bleu. Une scène de satire politique se situe au siège de la Société des Nations à Genève : la première séquence des Aventures de Tintin localisée en Suisse !
La même année, un gag de Quick et Flupke – série parallèle dessinée par Hergé depuis 1930 – évoque des « Vacances en Suisse ».

1940

Disparition du Petit Vingtième au début de la Seconde Guerre mondiale. Hergé entre à la rédaction du quotidien Le Soir.

1942

L’Étoile mystérieuse, premier album en couleurs. Parmi les membres de l’expédition de L’Aurore apparaît le professeur « Paul Cantonneau, de l’université de Fribourg », premier personnage suisse d’Hergé, et le seul que l’on retrouvera parmi les savants des 7 Boules de cristal et Le Temple du Soleil.

1943

Création, dans Le Trésor de Rackham le Rouge, du professeur Tournesol, inspiré par le savant suisse Auguste Piccard, qu’Hergé croisait à Bruxelles où il enseignait.

1944

Libération de Bruxelles. Hergé est momentanément empêché de publier, parce que Le Soir, dans lequel paraissaient les aventures de Tintin, était contrôlé par l’occupant allemand durant la guerre. Il adapte ses premiers albums au nouveau format de soixante-deux planches en couleurs.

1946

Naissance à Bruxelles de l’hebdomadaire Tintin, créé à l’initiative d’un ancien résistant : Raymond Leblanc. Après de longues négociations, la version française du magazine, créée en 1948, sera distribuée en Suisse. Après-guerre, la vente d’albums, auparavant confidentielle, y décolle et d’autres périodiques publient l’œuvre d’Hergé, même si L’Écho illustré en conserve la primeur : L’Hirondelle, Francs Regards, L’Abeille, Junior. Le journal Tintin connaîtra même une version suisse publiée en français et en allemand, le mensuel Rataplan / Tim (1959-1976), et plusieurs Aventures de Tintin paraîtront pour la première fois en allemand dans la presse alémanique (Der Sonntag, Schweizer Hausfrau).

1947–1950

Hergé, en proie à une grave crise existentielle, se réfugie régulièrement au bord du Léman et, dans une moindre mesure, au Tessin. Il y noue de solides amitiés, multiplie les excursions en Valais ou en Suisse allemande et, jusqu’à la fin de sa vie, reviendra régulièrement en Suisse. Cette période marque une fracture importante sur un plan aussi bien personnel que professionnel, la publication des Aventures de Tintin étant interrompue à plusieurs reprises.

1954-1956

Parution de L’Affaire Tournesol, dont une partie de l’intrigue, très précisément documentée, se déroule entre Genève et Rolle. Cet album est le premier intégralement élaboré après la période dépressive de son auteur et inaugure une méthode de travail encadrée par les Studios Hergé, une structure destinée à le soutenir créée en 1950 durant la genèse d’On a marché sur la Lune.

1958

Publication de Tintin au Tibet, le récit le plus personnel d’Hergé. Le début de l’aventure est situé en Haute-Savoie, mais il est nourri de ses souvenirs helvétiques. En proie avec ses démons intérieurs, dont la lutte avec les neiges éternelles constitue une forme de transposition, il consulte éphémèrement un psychanalyste jungien à Zurich. Au terme d’un temps de réflexion dans les montagnes glaronnaises au début 1960, il se décidera à quitter sa femme Germaine pour vivre avec Fanny Vlamynck, qui deviendra sa seconde épouse.

1967

Dernière référence explicite à la Suisse, dans Vol 714 pour Sydney : le milliardaire Laszlo Carreidas y détient un compte bancaire ! Une fois cet album achevé, Hergé passe plusieurs semaines en Valais avec sa compagne Fanny.

1982

Hergé, malade, vient une dernière fois se reposer en Suisse, au bord du lac Majeur : « Ascona bien chaud ici ! […] Ascona pas tellement envie de rentrer au pays de la grisaille ! […] Et pour ceux qui n’auraient pas compris, je leur ferai un petit Tessin à mon retour à Bruxelles ! »

1983

3 mars : décès d’Hergé, qui laisse une aventure de Tintin inachevée, Tintin et l’Alph- Art, après avoir songé à dessiner un huis-clos dans un aéroport qui aurait pu être celui de Genève. Comme il l’avait souhaité, Tintin ne vivra pas de nouvelles aventures après sa disparition. Fanny, sa légataire universelle, envisage un temps d’installer une Fondation Hergé ou un Musée Hergé en Suisse, avant de se raviser et de les implanter, plus logiquement, en Belgique.

2007

Centenaire de la naissance d’Hergé. À cette occasion paraissent deux traductions en langues régionales : L’Afére Tournesol en patois gruérien, édité à l’initiative de la jeune association Alpart, et L’Afére Pêcard, qui réunit plusieurs dialectes romands. Ces albums s’ajoutent à des traductions antérieures en Bärndütsch et en romanche.

 
 
 

Pour aller plus loin

  • Jean Rime, Les Aventures suisses de Tintin, BCU Fribourg, 2013 (ouvrage de synthèse sur Hergé et la Suisse, disponible sous l’onglet « Boutique »).

  • La rubrique « Helveticana » de la revue Hergé au pays des Helvètes approfondit, numéro après numéro, la connaissance des liens entre Hergé avec la Suisse.

  • Yves Février et Jean Rime, Carnet de voyage : La Suisse, sur le site officiel www.tintin.com (https://fr.tintin.com/books/show/id/205/0/la-suisse, accessible sur inscription gratuite).

  • Jean Rime, « L’imaginaire helvétique d’Hergé », dans Olivier Roche (dir.), Hergé au sommet, Paris, Sépia / L’Harmattan, 2021, p. 72-151.

  • Benoît Peeters, Hergé fils de Tintin, Seuil, coll. « Points », 2002-2006 (biographie de référence, disponible en livre de poche).

  • Philippe Goddin, Hergé. Lignes de vie, Éditions Moulinsart 2007 (biographie de référence, la plus détaillée).